Les médias et les intellectuels français se délectent des polémiques qui agitent les Etats-Unis à propos du darwinisme. Il est vrai qu’il y a de quoi. Entre les créationnistes qui aimeraient enseigner aux petits Américains que la Terre a été créée il y a 10.000 ans, et les partisans de l’intelligent design qui aimeraient introduire l’idée de « destin » et de
« finalisme » dans la science, il y a de quoi rester pantois. Quand on apprend de surcroît que 46% des Américains nient le fait que les être humains puissent descendre d’autres espèces animales, on comprend qu’on puisse avoir tendance à se sentir supérieurs.
Mais est-ce bien justifié ? Ou plus exactement, sur ces questions comme sur d’autres, ne ferions-nous pas mieux de balayer devant notre porte ?
Premièrement, est-il vraiment acquis que l’adhésion au darwinisme est plus répandue en France qu’aux US ? Malheureusement, je n’ai pas trouvé un seul sondage à ce sujet. Donc rien ne permet d’en être absolument certain. Et quand on lit dans Le Monde que 32% des 16-25 ans déclarent, à propos du don d’organes, qu’il est « important d’arriver entier dans l’au-delà », on peut avoir des doutes sur leur adhésion à une théorie qui affirme que l’homme aurait un ancêtre commun avec la termite.
On peut avoir d’autant plus de doutes – et de raisons de balayer devant notre porte – que le manque de culture scientifique en France est flagrant. On ne compte pas le nombre d’intellectuels, de journalistes ou d’enseignants qui ne font pas la différence entre d'une part des spéculations philosophiques et de l'autre des théories falsifiables validées par des études empiriques. Cette phrase de Wyplosz (qui fait d’ailleurs écho à mon post sur l’enseignement de l’économie) est à cet égard particulièrement pertinente :
« Nous adorons nous offusquer des fondamentalistes religieux américains qui veulent que l'on n'enseigne plus le darwinisme sans présenter comme également valide le créationnisme, la croyance que Dieu a fait le monde. Mais nous trouvons normal de présenter à égalité les lois du marché et des fadaises marxisantes ».
Sans compter qu’il existe bel et bien un néo-créationnisme en France, lequel a eu récemment table ouverte chez Arte (ce qui confirme l’idée précédente). Cette chaîne a en effet diffusé un film intitulé « Homo sapiens, une nouvelle histoire de l’homme », lequel présente des travaux (ceux d’Anne Dambricourt-Malassé) qui prétendent réintroduire une « logique interne » à l’évolution et à l’apparition de l’homme, alors que la théorie scientifique ne peut admettre que le hasard et la nécessité. Bien sûr, cet avatar de l’intelligent design n’a pas un retentissement aussi important qu’aux US, mais ce n’est pas une raison pour en négliger l’importance.
Mais surtout, ce qui fait que nous n’avons pas vraiment de leçons à donner, c’est que la raison pour laquelle l’enseignement du darwinisme n’est pas contesté en France est peut-être que le darwinisme n'y est pas enseigné du tout !
Aussi incroyable que ça puisse paraître, les mécanismes de la théorie de l’évolution ne sont pas enseignés dans le secondaire (du moins pas selon les programmes de l'éducation nationale). Les programmes précisent certes qu’il faut enseigner l’idée d’évolution, en parlant notamment du concept de « chaîne des espèces », mais jamais les deux mécanismes centraux du darwinisme que sont la mutation et la sélection ne sont censés être enseignés, pas plus que les faits empiriques tendant à valider la théorie. Or si on ne fait pas un effort pour expliquer la puissance de la théorie de Darwin, il y a peu de chances qu’une grande majorité des gens y adhère, tant elle peut être contre-intuitive (nos intuitions sont « fixistes » : nous nous représentons instinctivement chaque espèce comme ayant une « essence » immuable).
Mais ce n'est pas tout : parmi les Français qui adhèrent au darwinisme, la plupart en ont une vision à peu près fausse.
On croit généralement que les animaux ont évolué de sorte à avoir tendance à agir pour le bien du groupe, de l’espèce ou de l’écosystème. A première vue, en effet, cela paraît compatible avec les idées de Darwin, comme le montre cet exemple : « Si, dans le passé, il y a avait eu dix populations de lemmings, neuf avec des lemmings égoïstes qui, en se nourrissant, auraient fait mourir de faim leur groupe, et un groupe dans lequel certains seraient morts pour que les autres puissent vivre, le dixième groupe aurait survécu et les lemmings d’aujourd’hui seraient prêts à procéder au sacrifice ultime » (Steven Pinker, Comment fonctionne l’esprit).
Or les darwinistes contemporains s’accordent pour rejeter un tel mécanisme comme extrêmement improbable, parce que l’équilibre obtenu n’est pas viable. Il suffit en effet que naisse, au hasard des mutations génétiques aléatoires, un lemming égoïste pour que le groupe de lemmings altruiste disparaisse. Car le lemming égoïste bénéficiera de l’altruisme des autres sans rien donner en retour, et aura donc davantage de succès dans la survie et la reproduction que ces derniers. Par conséquent, les égoïstes feront davantage d’enfants que les altruistes et se répandront plus rapidement dans la population de lemmings, jusqu’à devenir majoritaires, même si le groupe (ou l'espèce) est au final plus mal loti.
Cet exemple simple met en évidence le cœur de la théorie moderne de l’évolution : ce qui fait l’objet d’une mutation et d’une sélection, ce ne sont pas les espèces, ni même les individus. Ce sont les gènes. Les gènes qui ont provoqué l’apparition des yeux chez certains animaux ont été sélectionnés au cours du temps parce que les animaux en question qui ont pu voir leur environnement ont eu davantage de succès reproductif que les autres. Et, de même, les gènes qui poussent tous les animaux à se préoccuper davantage de leur propre progéniture que de celle d’autrui se sont davantage répandus parce que les animaux qui s’occupaient davantage des enfants d’autrui que des leurs ont eu beaucoup moins de petits-enfants que les autres. Leurs gènes (en particulier ceux qui les poussaient à agir de la sorte) ne se sont donc pas répandus et ont fini par disparaître.
C'est pourquoi on peut observer que dans La marche de l'Empereur, les parents pingouins font des kilomètres pour chercher de la nourriture à leur propres enfants : ils n'accepteraient pour rien au monde de donner le produit de leur effort à d'autres bébés pingouins, fussent-ils plus nécessiteux (comme le voudrait pourtant "le bien de l'espèce").