La tribune publiée hier par Gilles de Robien dans Libération me donne l'occasion de revenir sur la polémique extrêmement instructive déclenchée par la circulaire du ministre de l'éducation nationale sur l'enseignement de la lecture.
Le ministre s'est appuyé sur plusieurs travaux scientifiques pour décider d'orienter l'enseignement de la lecture dans un sens plus restrictif que ce qu'autorisaient les anciens programmes. La circulaire recommande d'enseigner le déchiffrage (des lettres en sons) en priorité et de manière précoce. Il s'agissait ainsi de changer les habitudes d'un nombre non négligeables d'enseignants qui mettaient moins l'accent sur le déchiffrage que sur la reconnaissance directe des mots (ce qui constitue une variante de la méthode "semi-globale").
Or que disent les travaux scientifiques existant ? L'étude la plus décisive est celle qui a été menée par le National reading panel aux Etats-Unis, car elle consiste en une méta-analyse de 38 études expérimentales rigoureuses. Les résultats, cités par Frank Ramus, sont clairs : l'enseignement systématique et précoce du déchiffrage est plus efficace, tant du point de vue de la lecture des mots que de la compréhension de texte, et ce tout particulièrement pour les enfants de milieux défavorisés.
Les travaux des neuroscientifiques et des psycholinguistes également cités par de Robien sont beaucoup moins décisifs, parce qu'ils ne consistent pas en l'évaluation directe des effets de l'enseignement des différentes méthodes, mais sont néanmoins parfaitement congruents avec l'étude du National reading panel et contribuent à en expliquer les résultats.
Où est le problème, alors ? Le problème s'appelle égotisme et corporatisme.
D'abord, la circulaire ne peut que déplaire aux enseignants qui ont toujours utilisé la méthode semi-globale sans déchiffrage précoce, et qui pensent (de bonne foi ou non) que des travaux scientifiques et statistiques ne valent pas leur expérience particulière (et limitée).
Et puis il y a le corporatisme éhonté : les syndicats enseignants ont immédiatement brandi la sacro-sainte "liberté pédagogique", ce qui est aussi ridicule et irritant que la tendance des juges à brandir la séparation des pouvoirs à tort et à travers. La loi dit que la liberté pédagogique est encadrée par les directives du ministère, et c'est bien la moindre des choses que d'imposer aux enseignants d'abandonner certaines méthodes quand ces dernières ont fait la preuve de leur inefficacité.
La riposte ne s'est donc pas faite attendre.
D'abord il y a eu l'idéologisation du débat, stratégie extrêmement classique chez les adversaires d'une mesure qui manquent d'arguments sérieux. Certains ont laissé entendre que l'initiative du ministre était purement idéologique et fondée sur une nostalgie réactionnaire de l'école d'antan ("c'était mieux avant"). Ca marche toujours, ce coup là ; plutôt que de débattre du fond, on fait un procès en sorcellerie réactionnaire pour mieux décrédibiliser l'autre.
Ensuite, et de manière beaucoup plus subtile, il y a eu les jeux sur les mots (ou sur les maladresses) du ministre.
- "La méthode globale n'existe plus, le ministre s'attaque à un adversaire fantôme". Oui mais ce que le ministre avait dans son viseur, c'était les différentes variantes de la méthode semi-globale, dans laquelle le déchiffrage n'est pas systématique ou pas précoce.
-"Les programmes de 2002 disaient la même chose", ce qui est non seulement faux mais hors sujet, car si des enseignants résistent, il faut bien jeter un pavé dans la mare, même répétitif (et même outrancier s'il le faut), pour les amener à changer de méthode.
-"Il n'y a pas lieu d'imposer la méthode syllabique". C'est probablement vrai, mais le ministre n'a jamais voulu cela : il s'agissait avant tout d'imposer le déchiffrage précoce (méthode à départ syllabique), ce qui n'empêche pas de "globaliser" l'enseignement de la lecture après un certain temps.
Le ministre a peut-être commis certaines maladresses de langage, mais ce n'est certainement pas une raison pour jeter le bébé avec l'eau du bain. On dira ce qu'on veut, mais s'il n'y avait que 10 enseignants en France qui utilisaient une méthode à départ global, et si l'initiative du ministre les conduit à changer de méthode, alors elle valait mille fois le coup.
Alors on ne peut que saluer le courage d'un ministre qui n'avait que des coups à prendre dans cette affaire, et qui, à mon humble avis, a fait passer l'avenir de milliers d'enfants avant sa tranquillité personnelle en osant attaquer frontalement une partie de sa profession de tutelle. Je suis loin d'être d'accord avec la ligne politique de Gilles de Robien, mais cette affaire l'a vraiment grandit à mes yeux.
UPDATE (15/11). Article du Nouvel Obs : Selon un rapport de l'Inspection générale de l'Education nationale du 2 novembre, qui a travaillé sur un panel de 200 classes réparties dans 18 académies, l'écrasante majorité des 35 000 instituteurs de CP (...) est dans les clous. (...). Seul 1% d'entre eux, constatent les inspecteurs, n'a pas encore abordé le déchiffrage quatre semaines après la rentrée.
En prenant ces simples chiffres (même s'il y aurait beaucoup à dire), on peut observer que au moins 350 instituteurs enseignent une méthode qui conduira une bonne partie de leurs 8000 élèves à avoir des difficultés de lecture. Disons un sur dix, pour être gentil, et on peut en conclure que 800 bambins partiront dans la vie avec un handicap particulièrement lourd. Et combien étaient-ils avant la circulaire de Robien ?
Nouvel Obs : Pendant un an, l'école a été chambardée pour ce petit 1% d'instituteurs qui s'écarteraient du dogme ? N'y avait-il vraiment pas mieux à faire ?
A l'évidence, non
Vous avez appris à lire avec la méthode golbale non?
Relisez le premier mot du titre de l'article
Rédigé par : Elias | 03 novembre 2006 à 17:01
Pas d'accord. C'est l'autoritarisme de GdR qui a été contesté, indépendamment du fond. L'éducation nationale fonctionne exactement comme une organisation française dans le modèle de la logique de l'honneur de d'Iribarne, avec une grande autonomie des exécutants par rapport à la technostructure. Dans le cas de l'enseignement de la lecture, il ne faut pas oublier que cette autonomie a protégé des générations d'enfants contre les conneries de l'administration : les directives les plus stupides n'ont pas été appliquées. N'oublions pas que c'est en jouant de leur liberté pédagogique que des enseignants ont continué en pratique de faire du syllabique. Imposer une méthode comme le fait GdR, c'est aller à l'encontre d'une autonomie qui est la dernière part de décision proche du terrain qui est prise, et la remplacer par le caporalisme. C'est contre cela que les profs s'élèvent avant tout, et ils ont entièrement raison. L'éducation nationale est une énorme machine, et tout ce qui tend à la centraliser est extrêmement dangereux. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire : mais ce que nous enseigne cette affaire des méthodes de lecture, c'est que c'est le fait d'imposer une méthode de façon autoritaire et pour tout le monde qui est mauvais, plus que la méthode en soi. Il serait largement préférable d'évaluer les résultats, de fournir des informations sur les travaux scientifiques; et de laisser les enseignants adopter les méthodes qu'ils préfèrent.
Rédigé par : alexandre delaigue | 03 novembre 2006 à 18:09
je suis assez d'accord sur l'ensemble
mais pas la fin
je ne savez pas qu'un nain pouvait grandir
Rédigé par : zirikolatz | 03 novembre 2006 à 21:26
Elias : c'est rectifié, merci :)
Alexandre : voilà un point d'accord entre vous et Sarkozy ! En fait je suis assez d'accord pour dire que liberté + évaluation, c'est probablement ce qu'il y a de mieux. Mais ça n'empêche pas l'initiative de GdR d'être bonne, parce que 1) il n'y a aucune évaluation en France (et ce n'est sans doute pas près d'arriver, connaissant le monde enseignant), 2) le cas de la lecture est atypique, car il est rare qu'on sache avec autant de certitude qu'un type de méthode est beaucoup plus efficace que tous les autres (et ce pour tous les élèves). Si GdR n'avait rien fait, on aurait encore eu pour plusieurs années des milliers d'enfants victimes des méfaits d'un "départ global", ce qui me fait dire que les gains de cet autoritarisme ponctuel surpassent largement son coût.
Rédigé par : Xavier | 04 novembre 2006 à 13:00