Mon dernier billet avait pour but de montrer que les résistances provoquées par le rapport de l’INSERM chez les professionnels de la petite enfance ne prouvaient en rien que les experts de l’INSERM avaient raconté n’importe quoi.
Cela ne signifie pas que le rapport de l’INSERM ne peut pas être critiqué. Il peut et doit l’être, au contraire, à la fois sur un plan scientifique (ses thèses empiriques sont-elles vraies ?) et sur un plan politique (ses préconisations sont-elles désirables ?).
Le véritable problème est l’aspect caricatural de la plupart des arguments des opposants du rapport (voir la pétition et cet argumentaire). On peut en passer en revue certains :
Dans le champ de la santé, quand les institutions scientifiques ne se préoccupent pas des valeurs qui sous tendent les hypothèses de la recherche, (…), quand elles ne placent pas l’humain au centre de leurs débats, loin de servir l’avancée de la connaissance, elles dévalorisent le concept même d’approche scientifique.
Mais que diable signifie placer l’humain au centre des débats scientifiques ? S’agissant des troubles de conduite, le rôle de la science est de déterminer les causes, les symptômes, les conséquences de ces troubles, ainsi que les moyens de les guérir. C’est au politique qu’il revient de dire que telle ou telle méthode, bien qu’efficace, n’est pas désirable (par exemple parce qu’elle peut entraîner des effets pervers).
Nous refusons que les institutions de santé, d’éducation, d’action sociale voient leurs missions détournées vers la surveillance ou le contrôle des familles et des enfants, à des fins de sécurité et d’ordre public. Le risque en est principalement la confusion des rôles entre la sphère de la santé, celle de l’éducation, celle de la police et celle de la justice.
Là c’est plus clair, mais on ne voit pas bien où est l’argument. Si les institutions de santé, d’éducation et d’action sociale soulagent efficacement le mal-être des enfants victimes de troubles de conduite, et que cela conduit de surcroît à diminuer la délinquance, on ne peut que s’en féliciter. De même, si l’action sociale, en diminuant la pauvreté, contribue à accroître la sécurité, alors on ne peut que s’en féliciter.
Nous défendons le fait que rien n’est définitivement joué dans l’histoire d’un être humain. Pas plus à 3 ans qu’après. Même s’il est vrai que les interventions précoces permettent d’éviter des souffrances ultérieures, nous sommes persuadés qu’à chaque âge de la vie, il est possible d’intervenir pour soulager la souffrance psychique, réassurer la personnalité, développer de nouvelles compétences, de meilleures capacités de relation.
Ca c’est vrai, rien à redire, si ce n’est que le rapport de l’INSERM ne dit pas le contraire. Il y a quand même une distinction (on ose à peine le rappeler, tant elle est basique) entre probabilité et certitude. On peut avoir une probabilité supérieure (à la moyenne) de commettre des actes de délinquance lorsqu’on souffre de certains troubles, sans que cela ne soit une certitude. Un enfant d’ouvrier a une probabilité inférieure à un enfant de cadre faire des études supérieures, mais rien n’est joué pour autant.
Nous défendons le fait qu’un humain, adulte ou enfant n’est pas un organisme programmé et programmable. Quelque soit le codage de son ADN, un humain n’est pas un simple organisme ; il ne peut être réduit à son capital génétique. L’influence de ses gènes n’est qu’une matrice d’explication de son comportement, de son caractère, de ses talents et de ses limites. Son histoire, ses rencontres, sont également importantes.
Pas d’accord sur des détails (bien sûr que l’être humain est programmé, par exemple à fermer les yeux quelques heures par jour, à avoir envie de se nourrir, etc.), mais d’accord sur le fond. Le rapport de l’INSERM ne dit d’ailleurs pas autre chose : « Les facteurs génétiques augmentent un risque, modifient l’expression d’un trouble, et sont à appréhender dans une dynamique d’interactions entre facteurs étiologiques ». Ou encore : « C’est le cumul de plusieurs expériences défavorables qui semble jouer un rôle dans la survenue, la persistance et la sévérité du trouble des conduites. Il est aujourd’hui admis que des facteurs individuels (génétique, tempérament, personnalité) peuvent rendre les sujets plus vulnérables aux stress environnementaux ».
Nous défendons le fait que les manifestations d’opposition, de désobéissance et de distance par rapport aux normes sociales ne sont pas, en soi, des signes de pathologie. Elles témoignent le plus souvent de mouvements psychiques accompagnant les étapes du développement normal des enfants.
Les symptômes détaillés dans le rapport ne sont évidemment pas réductibles à une simple « manifestation d’opposition ». Comment a-t-on pu faire croire qu’un rapport d’experts reconnus internationalement ait pu être aussi grossier ? Ce n’est évidemment pas parce qu’on a un tempérament un peu malicieux qu’on tombe sous un trouble de conduite !
La prévention des pathologies mentales, ne peut se fonder sur des critères de prédiction. Dans une tentative d’approche globale du sujet, elle doit tenter de décrypter le message dont le symptôme est porteur, de déceler la souffrance sous jacente et ses causes, d’organiser autour de l’enfant et de sa famille, un système de soutien propre à résoudre leurs difficultés, à développer leurs compétences.
Dit-on ici que la prévention ne peut pas ou ne doit pas se fonder sur des critères de prédiction ? Si on ne peut pas, c’est que les critères de prédiction ne sont pas prédictifs, or le rapport montre le contraire. Si on ne doit pas, c’est une autre histoire, mais il faut justifier pourquoi on ne devrait pas utiliser une technique efficace.
Nous refusons la médicalisation des problèmes sociaux, qui met exclusivement l’accent sur des déterminants et la responsabilité individuels des problèmes de santé, en évacuant tous les déterminants sociaux, environnementaux, culturels, politiques, etc., exonérant par la même la société et les pouvoirs publics de leur propre responsabilité.
Que signifie ce gloubi-boulga ? Que les médicaments sont inefficaces ? Probablement pas, sinon ils le diraient. Qu’il faudrait à tout prix cacher le fait qu’ils sont efficaces, parce que cela pourrait éclipser les questions sociales du débat politique ? Si c’est cela, c’est grotesque.
Nous refusons l’abandon d’un modèle « prévenant » de la prévention au profit de modèles prédictifs et déterministes qui font clairement sortir la santé ou l’éducation de leur champ pour être utilisées à des fins normatives.
Là encore, on confond deux questions : 1) est-ce que les modèles prédictifs sont performants ? 2) leur utilisation politique est-elle désirable ? Mais on préfère obscurcir la question, parce que ces modèles sont à l’évidence performants, et qu’il ne reste plus qu’à en attaquer l’utilisation « à des fins normatives ».
Je finis par le plus triste :
Tout en reconnaissant que « l’exposition à un type d’environnement » peut favoriser ou non l’expression des troubles, les auteurs du rapport insistent sur l’importance du « taux l’héritabilité génétique » qui serait proche de 50%. (…). La présentation de ces recherches avec une vision déterministe qui aboutit à des propositions de médecine prédictive fait resurgir des dangereuses thèses déterministes du XIXème siècle où on parlait de « criminels nés » et des « classes dangereuses ».
La seule question pertinente est de savoir s’il est vrai que l’héritabilité génétique est proche de 50% (mon avis est que oui, vu la puissance des arguments présentés dans le rapport). Mais plutôt que de rentrer dans le fond du débat scientifique, on préfère diaboliser la thèse.
Au total, il y a une double inspiration dans cette argumentation. L’une, psychanalytique, qui rejette la biologie contemporaine, les approches statistiques, prédictives, bref, scientifiques de l’être humain. Et l’autre, « gauchiste » qui refuse qu’on puisse trouver à la délinquance d’autres causes que sociales et voit l’approche de l’INSERM comme une insupportable tentative de normaliser les comportements, laquelle permettrait d’éviter de s’occuper des vrais problèmes (sociaux).
Voici maintenant mon humble avis sur ce rapport.
Sur le plan empirique, je ne suis évidemment pas expert de ces questions, mais je sais reconnaître les études puissantes de celles qui ne le sont pas. Et il est manifeste que le rapport constitue une synthèse d’études extrêmement puissantes. Cela ne veut pas dire que tout ce que dit le rapport est vrai, mais il ne fait pas de doute qu’il rassemble globalement ce qui s’est écrit de mieux sur la question. (Pas toujours, cependant, on peut noter par exemple que la section sur les médias et la violence souffre de ne pas avoir pris en compte les travaux de J. L. Freedman, et donc d’être un peu trop affirmative dans ses conclusions). Il appartient à la communauté scientifique de vérifier et de contester les thèses qui sont avancées.
Sur le plan normatif, je ne suis pas opposé à mettre en place le dépistage que le rapport préconise. Un argument qui revient constamment chez ses adversaires (et qui en l'occurence n'est pas fallacieux) est le risque de stigmatisation des enfants. J'estime pour ma part que ce risque est faible, et qu'il est en tout état de cause compensé par l'ensemble des souffrances que cela peut éviter (chez les individus concernés comme chez leurs victimes potentielles).